> La sultane et la mécène

La saison musicale des Grands Interprètes se poursuit à Toulouse avec le retour de l’Orchestre philharmonique de Vienne, dans un programme associant des chefs-d’œuvre de Rimski-Korsakov et de Tchaïkovski, dirigés par Tugan Sokhiev à la Halle aux Grains.

Point d’orgue de la saison des Grands Interprètes à Toulouse, l’Orchestre philharmonique de Vienne est de retour à la Halle aux Grains, vingt ans après sa précédente venue sous la direction de Seiji Ozawa. Pour leur quatrième visite à Toulouse, les musiciens viennois interprèteront un programme de musique russe sous la direction de Tugan Sokhiev (photo), qui est l’un des quelques chefs à collaborer régulièrement avec cet orchestre prestigieux. Le chef ossète dirigera deux chefs-d’œuvre de la fin du XIXe siècle, deux pages symphoniques qu’il affectionne : “Shéhérazade” de Rimski-Korsakov et la Quatrième Symphonie de Tchaïkovski.

Nikolaï Rimski-Korsakov a 44 ans lorsqu’il achève, en 1888, “Shéhérazade”. Il domine alors la vie musicale de son pays comme compositeur, professeur de composition et chef d’orchestre. Lors de la création de l’œuvre à Saint-Pétersbourg, il dirige l’orchestre et récolte un véritable triomphe. La partition s’inspire de plusieurs épisodes des “Mille et une nuits”, Rimski-Korsakov imaginant une série de tableaux qui font allusion au récit de Shéhérazade. Il s’agit « d’épisodes épars des “Mille et une nuits”, sans liens entre eux », précise-t-il dans “Chroniques de ma vie musicale”.

Teintée de couleurs orientales luxuriantes et ponctuées de danses ensorcelantes, cette page s’émancipe toutefois de la narration pour évoluer vers l’expression d’une musique symphonique pure : « C’est en vain que l’on cherche dans ma suite des leitmotive toujours liés à telle idée poétique ou à telles images. Au contraire, dans la plupart des cas, tous ces semblants de leitmotive ne sont que des matériaux purement musicaux, des motifs du développement symphonique. Ces motifs passent et se répandent à travers toutes les parties de l’œuvre, se faisant suite et s’entrelaçant, disparaissant chaque fois sous une lumière différente et exprimant des situations différentes, ils correspondent chaque fois à des images et des tableaux différents », écrit Rimski-Korsakov qui a exercé le métier d’officier de marine pendant dix ans, en parallèle à sa carrière de musicien.

Le compositeur a ainsi développé une relation étroite avec la mer, comme avec les contes dont il tira plusieurs ouvrages lyriques (“La Demoiselle des neiges”, “Kashchey l’Immortel”, “La Légende du Tsar Saltan”). En marge de la partition, celui-ci a copié un résumé des “Mille et une nuits” : « Le sultan Shahriyar, persuadé de l’infidélité des femmes, avait juré de mettre à mort chacune de ses épouses après la première nuit de noces. Mais la nouvelle sultane Shéhérazade parvint à conserver la vie en l’intéressant aux récits qu’elle lui conta pendant mille et une nuits. Aiguillonné par la curiosité, le sultan repoussait de jour en jour l’exécution de sa femme, et finit par abandonner complètement sa sanglante résolution. Pour ses histoires, la sultane empruntait aux poètes leurs vers, aux chansons populaires leurs paroles, et elle les mêlait à des récits et des aventures les plus variés ».

“Shéhérazade” se découpe en quatre parties au cours desquelles l’orchestre déploie les récits successifs de Shéhérazade destinés à apaiser la colère du sultan. Chaque épisode porte un titre : “La mer et le bateau de Sindbad”, “Le récit du prince Kalender”, “Le jeune prince et la princesse”, “La fête à Bagdad – La mer – Naufrage du bateau sur un rocher”. On sait que Rimski-Korsakov n’avait pas l’intention de conserver ces intitulés, souhaitant plutôt les remplacer par “Prélude”, “Balla”, “Adagio” et “Final”.

Dans le premier mouvement, les cuivres développent un thème « fortissimo pesante » qui exprime la colère de Shahriyar, furieux d’avoir été trompé par sa première épouse. En réponse, accompagné par la harpe, le violon soliste porte la voix délicate de Shéhérazade qui le pousse à entrer dans le monde de l’imaginaire. Ce solo sinueux de violon se fera entendre tout au long du voyage qui débute par la traversée des mers avec Sindbad, sur le rythme régulier des vagues transcrit par les cordes. Dans le deuxième mouvement, le basson puis le hautbois figurent le prince Kalender, dont les multiples péripéties sont scandées avec entrain par l’orchestre : où le héros devenu borgne termine ses aventures déguisé en derviche kalender, c’est-à-dire en moine mendiant et errant.

En guise de Scherzo, le troisième mouvement se présente comme le dialogue d’un jeune prince, exprimé avec galanterie par les violons, et d’une « jeune princesse portée sur un palanquin », énoncée par la clarinette et à la caisse claire sur un pas de danse. Dans le dernier mouvement, le sultan manifester de nouvelles menaces à l’égard de Shéhérazade qui implore sa patience. Les percussions entraînent alors l’orchestre qui s’anime dans un Bagdad en fête. Après le récit du naufrage d’un bateau pris dans une tempête, le violon se fait une dernière fois entendre pour conclure ce périple fantastique.

Les trois dernières symphonies de Piotr Ilitch Tchaïkovski forment un triptyque désigné comme le « cycle du destin ». Le fatum domine en effet les dernières années d’existence du compositeur, jusque dans le drame de sa brutale disparition, suicide ou « disparition provoquée »… En 1877, à l’époque de la composition de sa Quatrième Symphonie, Tchaïkovski entretient une relation épistolaire avec la mécène Nadejda von Meck. Entre l’artiste et sa bienfaitrice, il est convenu qu’il n’y aura aucune rencontre. La confiance et l’affection se nourrissent d’une importante correspondance qui révèle la solitude de deux personnalités éminemment romantiques.

La Quatrième Symphonie ainsi que les deux suivantes voient ainsi le jour à la suite d’une suggestion de Nadejda von Meck : « Veuillez, Piotr Ilitch, avoir la bonté de composer un morceau pour violon et piano qui puisse s’intituler “Reproche” et illustre vraiment ce sentiment […]. Je veux que celui-ci dépeigne la nature ou le destin, qu’il traduise une peine morale intolérable comme l’exprime la locution française “je n’en puis plus”. Il faut qu’on y entende le cœur brisé, la foi foulée aux pieds, l’orgueil blessé, le bonheur perdu… ». La puissance de ce thème, véritable synopsis d’un roman, est si peu adapté à la forme d’une sonate, que Tchaïkovski choisit de l’exploiter à l’orchestre.

L’écriture des quatre mouvements de la Quatrième Symphonie dure plusieurs mois, entre mai 1877 et janvier 1878. En juillet 1877, le mariage de Tchaïkovski, qui était destiné à cacher son homosexualité, avec son élève Antonina Milioukovase se solde par un fiasco. Le musicien s’enfuit et entreprend une série de voyages en Suisse et en Italie, travaillant autant à son opéra “Eugène Onéguine” qu’à la nouvelle Symphonie en fa mineur. Tchaïkovski justifie en ces termes le choix de la forme musicale : « L’idée principale de la symphonie entière est le fatum, cette force funeste qui s’oppose à la réalisation du bonheur auquel nous aspirons ». Tchaïkovski est plus explicite encore auprès de Sergueï Taneïev, l’un de ses élèves : il revendique en effet l’esprit de la Cinquième Symphonie de Ludwig van Beethoven, partition également du destin et œuvre dont le programme ne peut être décrit par des mots.

Le premier mouvement, « Andante sostenuto » suivi d’un « Moderato con anima », s’ouvre comme souvent chez Tchaïkovski par une introduction lente. Le compositeur la considère comme « le germe de toute la symphonie, son idée principale. C’est le fatum, cette force inéluctable qui empêche l’aboutissement de l’élan vers le bonheur, qui veille jalousement à ce que le bien-être et la paix ne soient jamais parfaits ni sans nuage, qui reste suspendue au-dessus de notre tête comme une épée de Damoclès et empoisonne inexorablement et constamment notre âme. Elle est invincible et nul ne peut la maîtriser. Il ne reste qu’à se résigner à une tristesse sans issue. »

L’introduction de la Quatrième Symphonie est animée par les cuivres qui mettent en valeur le thème principal, une formule rythmique obsédante qui tourne autour des couleurs produites par la note la. Des valses et des rêveries se succèdent à tous les pupitres, à l’instar de variations sur cette seule note. Le matériau mélodique provoque des heurts, des changements incessants de mesures et d’atmosphères. Les brusques contrastes ne peuvent toutefois modifier un sentiment persistant de malaise. « Ne vaut-il pas mieux se détourner de la réalité et se perdre dans les rêves ? », écrit Tchaïkovski à Madame von Meck.

Le thème du deuxième mouvement, noté « Andantino in modo di canzona », est énoncé au hautbois. Sa mélodie évoque la solitude d’un être perdu au milieu d’un espace immense. Par l’ajout des violoncelles et du basson, le compositeur amplifie le sentiment de désespoir, citant des thèmes antérieurs du premier mouvement comme de lointains souvenirs : « La mélancolie nous envahit le soir quand nous sommes seuls et fatigués, le livre ouvert pour nous distraire nous glissant des doigts sans que nous y prenions garde ». Le climat de nostalgie domine, malgré l’humeur enjouée du développement central.

Noté « Allegro », le Scherzo est l’une des pages les plus inventives de Tchaïkovski. L’air populaire qui est présenté par les cordes jouant en pizzicato transforme l’orchestre en une immense balalaïka. L’exaltation se révèle par un flot inextinguible, témoignant du sentiment d’une joie bouillonnante mais réprimée, comme incohérente. Le compositeur renonce à imposer un mouvement métronomique, laissant aux chefs d’orchestre le soin de traduire à leur convenance l’effervescence de la musique. La danse centrale, animée par les bois, croise ainsi une hypothétique marche militaire des cuivres. Dans cet empilement de thèmes, le mélange des genres est saisissant : l’inspiration populaire à la limite de la trivialité s’insère dans un contrepoint raffiné.

Noté « Allegro con fuoco », le finale s’ouvre sur un unisson, de manière flamboyante et avec une nervosité maximale. Tchaïkovski emprunte le thème à la chanson “Un bouleau se dressait dans les champs” ; dans le folklore russe, le bouleau symbolise « la solitude de la femme qui se retrouve seule, malgré les amants que lui apporte le vent ». Faut-il y voir une allusion à l’échec du mariage du compositeur ? Le mouvement est conçu comme une série de variations qui font alterner l’idée d’une fête à la fois populaire et des sources plus « nobles » grâce à l’utilisation de la valse. En réapparaissant de manière éclatante, le thème du fatum rend illusoire un tel déploiement d’énergie festive. Ce n’est que dans les dernières mesures de l’œuvre, que le thème issu de la chanson populaire s’impose à nouveau comme si le compositeur craignait de conclure dans le pessimisme qui domine son immense symphonie : « Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, alors ne dis pas que tout est triste en ce monde. Il existe des joies simples mais fortes. Réjouis-toi de la joie des autres! On peut quand même vivre. »

Au début de l’année 1878, Tchaïkovski écrit à Nadejda von Meck : « Vous me demandez si cette symphonie possède un programme précis ? Je vous répondrai : aucun. Mais en fait, il est difficile de répondre à cette question. Comment exprimer ces sensations indéfinies par lesquelles on passe lorsqu’on écrit une œuvre instrumentale sans sujet précis ? C’est un processus purement lyrique. C’est la confession musicale de l’âme qui est passée par beaucoup de tourments et qui par nature s’épanche dans les sons, de même qu’un poète s’exprime dans les vers. Il y a bien un programme dans notre Symphonie, c’est-à-dire, la possibilité d’exprimer verbalement ce qu’elle cherche à exprimer, et à vous, à vous seule, je puis et je désire indiquer sa signification, à la fois dans l’ensemble et dans le détail ». La Symphonie en fa mineur est créée à Moscou, en février 1878, sous la direction de Nikolaï Rubinstein, son dédicataire.

> Jérôme Gac

Photo : Tugan Sokhiev © Marco Borggreve
  • “Shéhérazade” de Rimski-Korsakov, Symphonie n°4 de Tchaïkovski, par les Wiener Philharmoniker, sous la direction de T. Sokhiev, samedi 18 mars, 20h00, à la Halle aux Grains (place Dupuy à Toulouse, 05 61 21 09 00)